CHAPITRE XXIII
LES TROIS SEMAINES s’écoulèrent tel un rêve de microgravité. Xavier était heureux – du moins autant qu’il puisse l’être sachant le destin de Jana entre les mains des Pèlerins. Il alignait les moments de bonheur comme les perles d’un collier. Parfois, ces moments étaient si intenses qu’ils s’apparentaient à la douleur d’une lumière trop vive braquée sur ses yeux. Au lit, il avait souvent le besoin irrépressible de se coller à elle pour vérifier qu’elle était toujours là.
Cette voracité désespérée n’échappa pas à Jana.
« On dirait que tu as sans cesse peur de me perdre, lui confia-t-elle un jour. Tu as tort, les Pèlerins ne nous sépareront pas.
— Ce n’est pas ça. J’ai seulement l’impression de ne pas mériter ce qui m’arrive. Que je devrai le payer un jour. Et, en même temps, je m’en veux de ne pas être plus optimiste. »
Elle déposa un baiser sur son front.
« Tu es un inquiet de nature, mon chéri. Contente-toi de ce que t’offre le destin.
— Je te promets d’essayer.
— Et Valrin ? Je le vois moins ces temps-ci.
— Moi aussi, dit Xavier, soudain plus triste.
— Est-ce qu’il poursuit toujours son rêve de vengeance ?
— Nous évitons d’en parler », éluda Xavier.
En vérité, sa haine n’avait pas faibli d’un iota. Il était stupéfiant qu’un seul homme puisse en contenir autant – comme une bouteille contenant un océan. L’univers pouvait s’effondrer que cela ne remettrait pas en cause sa soif de vengeance.
On leur laissait la pleine utilisation d’un module de liaison grâce auquel ils purent explorer l’immense chantier. Ils constatèrent que les trois quarts des usines-citrouilles ne fonctionnaient plus : la phase de production lourde était arrivée à son terme. Quant à la main-d’œuvre, beaucoup des techniciens qui avaient assemblé la structure du vaisseau étaient repartis.
Alors qu’ils rentraient de visiter l’une des dernières usines en activité, ils aperçurent le Dankal qui s’extrayait de son orbite et accélérait vers la Porte de Vangk. Ils reçurent un mot d’adieu par la messagerie des téléthèques, où Prachet exprimait ses regrets de ne pas les avoir revus. Derrière les mots sourdait la rancune contre sa hiérarchie qui l’avait écarté pour d’obscurs motifs de politique intérieure. Xavier s’étonna tout de même que le Dankal ait dû repartir immédiatement après avoir déchargé sa cargaison.
« Je me suis renseigné : les Pèlerins évacuent le chantier de tout le personnel qui n’est pas strictement indispensable, expliqua Valrin. Plusieurs orbiteurs bourrés d’Apôtres des Vangk ont dû rebrousser chemin. Cela facilite la tâche de surveillance et diminue les risques d’attentat. »
Xavier hocha la tête : la plupart des lieux de plaisir avaient été fermés afin d’inciter tous ceux qui ne travaillaient pas en permanence à quitter le chantier. Eux-mêmes logeaient dans une grappe exclusivement occupée par des Pèlerins qui gardaient un œil sur eux, même s’ils avaient reçu la consigne d’interférer le moins possible. Les conapts étaient exigus, rudimentaires et mal entretenus. Les sanitaires et le mobilier étaient fixés à des racks crasseux : les grappes n’étaient guère plus que des dortoirs. Sur les conseils du service de sécurité, ils en changeaient tous les jours, et un inspecteur bardé d’appareils de détection venait vérifier que le conapt qu’ils choisissaient n’avait pas été piégé. Des calmars patrouillaient à l’extérieur de la grappe dans des harnais de propulsion adaptés à leur morphologie, afin de prévenir toute attaque par un drone détourné. Néanmoins, une tentative d’assassinat par une taupe était toujours envisageable : le chantier grouillait d’agents des multimondiales et Valrin passait ses journées avec les hommes du service de sécurité à les traquer sans relâche. Il n’avait pas de titre officiel dans le service de sécurité, mais avait accès à tous les dossiers confidentiels. On murmurait qu’il avait déjà démasqué et fait expulser deux espions de la KAY. Peut-être même les avait-il exécutés… Il rabroua Xavier quand celui-ci tenta d’avoir des éclaircissements à ce sujet.
Un soir, comme ils attendaient à la porte de leurs conapts que l’agent de la sécurité ait fini de vérifier qu’ils ne présentaient aucun danger, Xavier se lança :
« Pourquoi restes-tu ici avec nous ?
— Que veux-tu dire ?
— Tu veux toujours abattre la KAY…
— Oui.
— Dans ce cas, pourquoi nous accompagnes-tu dans un voyage de deux ans ?
— Peut-être que j’ai décidé de profiter de la célébrité : après tout, nous voilà des personnages historiques pour les Pèlerins…
— Réponds sérieusement.
— Tu essaies de me décourager ? » demanda Valrin en retour.
Cette question troubla Xavier qui balbutia, incapable de répondre. L’agent sortit et leur annonça que les conapts étaient sécurisés. Puis il s’en alla.
« Ce que Xavier veut dire, reprit doucement Jana, c’est qu’il s’inquiète beaucoup pour toi. »
Valrin éclata de rire.
« S’inquiéter ? Tu n’as pas à t’inquiéter. J’ai tenu en échec la KAY jusqu’à présent. Je vais faire le voyage avec vous, car nos ennemis parviendront sûrement à introduire un espion parmi l’équipage ou les scientifiques embarqués. Tant que tu es vivante, Jana, ma vengeance va son train.
— Que feras-tu une fois que nous serons arrivés à Alioculus ?
— Si les Pèlerins ont raison et que tu réactives la Porte, la défaite de la KAY sera totale. Son pouvoir ne pèsera plus bien lourd et son bureau deviendra alors vulnérable. Je poursuivrai les responsables un par un et je les éliminerai.
— Et si ce n’est pas le cas ?
— Cela prendra un peu plus de temps, voilà tout. »
L’énergie qui émanait de ses paroles était telle que Jana recula. Valrin sourit.
« Tu vois ? C’est exactement l’effet que j’ai sur le bureau de la KAY. La peur. »
Xavier eut une mimique interrogative.
« Je les tiens au courant de la situation, consentit à révéler son ami. Je leur envoie régulièrement des rapports – quand je démasque un de leurs espions, par exemple. J’ai demandé à Admani, l’IA qui travaille pour moi, de localiser les membres officiels du bureau. Il y en a une soixantaine. Après réception de mes rapports, un certain nombre d’entre eux ont changé de planète ou ont engagé des gardes du corps privés. Ceux-là sont en tête de ma liste.
— Nous leur avons ravi Jana. Et, vis-à-vis de l’Eborn, ils ont perdu la face. Tu as déjà gagné.
— Tant qu’il restera un membre de leur bureau en vie, ma victoire ne sera pas complète.
— Bon sang, tu ne pourras pas éternellement passer entre les mailles du filet ! éclata Xavier. Tu en tueras peut-être deux ou trois, puis ils t’auront. Pourquoi t’acharnes-tu ? »
Son compagnon inspira avant de continuer.
« Imagine que je te demande d’arrêter de respirer. Eh bien, c’est pareil. Maintenant, foutez-moi la paix ! »
Il s’engouffra dans son conapt et tira violemment la porte derrière lui.
« J’aurais cru que le temps atténuerait sa haine, murmura-t-elle en contemplant la porte close qui vibrait encore.
— Moi aussi, répondit sombrement Xavier. Mais c’est tout le contraire. C’est la haine qui le fait tenir debout, tout comme une moelle épinière. Tout le reste s’est atrophié.
— Il est toujours ton ami. »
Xavier eut un sourire amer.
« Oui. Bien malgré moi.
— Que comptes-tu faire ?
— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut que je l’aide. »
Mais il savait aussi que c’était un morceau trop gros pour lui. Jana se mordit les lèvres. Instinctivement, elle baissa le ton lorsqu’elle répondit :
« L’unique moyen de l’aider, c’est de l’empêcher d’accomplir sa vengeance. Il te tuera si tu tentes quelque chose dans ce sens. »
Dès qu’il fut seul dans sa chambre, Valrin s’effondra sur son lit. Il avait hâte de sombrer dans le sommeil et de se retrouver le lendemain matin pour poursuivre sa tâche. Dormir n’était pour lui qu’une perte de temps. Il lui arrivait d’avoir des insomnies ; il en profitait alors pour passer en revue les dossiers que la sécurité tenait à sa disposition. Il le faisait avec l’efficacité et l’absence d’émotion d’une machine, et cela avait déjà porté ses fruits : il avait mis hors d’état de nuire quelques espions, au terme d’interrogatoires serrés. Il avait atteint une partie de son but : la KAY le craignait à présent. Mais comme il l’avait dit à Xavier, ce n’était pas assez. Il devait les tuer tous. Curieusement, à mesure qu’il progressait vers ce but, il se sentait se vider lentement de l’intérieur. Aussi évitait-il d’y penser.
Cette nuit-là, il fit un rêve étrange.
Il était sur Hursa. Les membres du bureau de la KAY se terraient au sein de la faune et de la flore toxiques. Il devait les trouver et les abattre. Il marchait à travers une futaie de plantes aiguisées comme des rasoirs, qui lui découpaient les mollets en fines lanières. Cela n’éveillait qu’un écho de douleur, aussitôt absorbé par une créature blanchâtre et insipide qui nichait tout au fond de lui. Cette créature hurlait, mais Valrin était trop occupé à chercher ses proies pour s’en inquiéter. Puis, sans crier gare, les choses étaient sur lui. C’étaient des rampeurs, des prédateurs en forme d’étoiles. Mais ceux-là étaient mous, dépourvus de force, de sorte que Valrin n’avait aucun mal à les écraser sous ses bottes. Il les saisissait à pleines mains et les déchirait comme du vieux carton. Au creux des étoiles de chair se nichait un visage anonyme décoloré par la terreur. Valrin les déchirait et les écrasait jusqu’à les réduire en pulpe. Plus il en écrasait, plus il en venait, grouillant sur le sol et se montant les uns sur les autres. La pulpe atteignait ses chevilles et ne cessait de monter, dissolvant peu à peu le décor. Le flot noir et poisseux noyait les rampeurs qui fuyaient devant lui. Valrin piocha un rampeur au hasard et commença à lui arracher les bras ; le visage qu’il avait sous les yeux le suppliait dans une langue qu’il ne comprenait pas. Ses traits disaient quelque chose à Valrin… Soudain, il le reconnut : c’était Xavier. Ses lèvres s’entrouvrirent et vomirent un flot de sang noir.
« Pourquoi ne m’as-tu pas écouté ? demanda-t-il, à l’agonie.
— Je ne comprenais pas ce que tu disais ! plaida Valrin.
— Alors pourquoi m’as-tu répondu ? »
Alors il fondit en un magma noir qui s’écoula dans la glu qui montait de toute part. La forêt avait été absorbée. Valrin se retrouva submergé. Mais il ne se noya pas car il était la mer noire qui tuait ses ennemis en les engloutissant, les assimilant à sa masse. Et, en même temps, chacune de ses fibres ressentait leur étouffement.
Il se réveilla baigné de sueur. Et, dans l’instant même, comme des dizaines de fois auparavant, son rêve s’effaça.
L’imminence du départ plongeait les Pèlerins dans une excitation mêlée d’angoisse : l’équipage du Vasimar commença à embarquer, multipliant les problèmes de sécurité. Il y avait environ la moitié de Pèlerins, l’autre étant composée de scientifiques mandatés par des instituts de recherche dont la plupart étaient des filiales de multimondiales. Il fallait aussi prendre en compte l’énorme couverture médiatique qui attirait les journalistes des quatre coins de l’univers. Un contrôle absolu était impossible, aussi Valrin avait-il insisté auprès des services de sécurité pour qu’ils se concentrent sur l’infiltration d’armes et de poisons. Là encore, il y avait peu de chances pour qu’ils parviennent à tout intercepter. Le seul moyen efficace de protéger Jana était de l’isoler dans un quartier du Vasimar inaccessible aux autres passagers ; l’eau, l’air et la nourriture seraient traités séparément.
Valrin et ses compagnons venaient de quitter la grappe qui les hébergeait depuis presque un mois. Un module de liaison les emmenait jusqu’à la passerelle d’accès au Vasimar. La poussée constante du vaisseau géant lui conférerait une force d’inertie donnant l’illusion aux passagers d’être plongés dans un champ de pesanteur d’un g et deux dixièmes pendant tout le voyage, en accélération comme en décélération. Les compartiments non habités abritaient les hydroponiques, les usines vivrières ainsi que le fret : pour l’essentiel, des denrées et des médicaments destinés à secourir les naufragés d’Alioculus.
« Le voyage va durer deux ans, alors autant ne pas se faire d’illusions, rappela Valrin. Un agent envoyé pour assassiner Jana aura tout le temps de préparer son coup. Il nous faudra être vigilants en permanence.
— Tu veux dire que nous devrons attendre d’être attaqués ? demanda Jana.
— Je pense qu’on essaiera de se débarrasser de nous trois en même temps. »
Il ne pouvait ou ne voulait pas en dire plus.
Ils accostèrent à une nacelle d’appontage située entre deux compartiments cylindriques. Un homme en uniforme blanc les accueillit à leur débarquement et les conduisit à leurs quartiers. Il s’agissait du capitaine, un révérend du nom de Lowall. Pour le moment, l’impesanteur régnait et ils devaient s’accrocher à des poignées disposées un peu partout. Leur poids reviendrait quand le Vasimar commencerait à accélérer, expliqua Lowall, ajoutant que le départ était prévu pour le lendemain.
Leurs appartements étaient spacieux et luxueusement équipés. Lorsqu’ils étaient arrivés sur le chantier, Xavier avait demandé aux Pèlerins de ne pas bénéficier de traitement de faveur. Manifestement, on ne l’avait pas écouté… mais il était loin de s’en plaindre. Les chambres étaient pourvues d’écrans muraux et de diffuseurs de parfums permettant de recréer des ambiances à volonté, mais Valrin mit tout de suite les diffuseurs aérosol hors service : ce genre d’installation pouvait être piraté. Ils occupaient un niveau entier, séparé des autres par un sas. Cela ne voulait pas dire qu’ils n’auraient aucun contact. Mais l’accès serait interdit à tout visiteur susceptible de laisser une microbombe ou d’empoisonner leurs aliments. Toutes les chambres communiquaient. Des capteurs avaient été posés partout, même dans les parties privatives. Valrin ignorait si toutes ces précautions seraient d’une quelconque efficacité face aux armures furtives qui ne cessaient de s’améliorer. Mais il ne voyait pas comment quelqu’un pourrait en introduire une à bord.
« Et ça ne t’angoisse pas ? demanda Xavier lorsqu’il l’en avertit.
— Si cela doit se produire, cela se produira. Pourquoi est-ce que je m’angoisserais ? Le moment venu, j’agirai. Jusque-là, inutile de s’encombrer l’esprit de problèmes théoriques. »
Le départ fut avancé de douze heures, et ils furent cantonnés dans leurs quartiers. Ils n’eurent pas à se boucler sur leurs sièges. L’accélération étant progressive, le Vasimar n’atteindrait le 1,2 g nominal qu’au bout de vingt-quatre heures.
Une fête avait été prévue pour célébrer le départ dans la salle de sport d’un niveau inférieur. Lorsque les trois compagnons arrivèrent, les lieux étaient déjà noirs de monde. Des écrans avaient été placardés sur les parois, chacun réglé sur une chaîne info différente ; toutes suivaient le lancement en direct.
Où sont les Pèlerins ? se demanda Xavier en constatant que personne n’arborait de robe blanche. Un buffet avait été dressé contre l’une des parois – qui deviendrait bientôt le sol –, sur des tréteaux fixés et recouverts d’une résille d’impesanteur. Au « plafond », une banderole faseyait doucement. Il était inscrit : DÉPART POUR L’INFINI, et un compte à rebours égrenait les secondes jusqu’à la mise à feu. Plusieurs personnes s’étaient déjà prises dans la bande de tissu et on parlait de la dépendre.
« Tu n’as pas un petit creux ? » demanda Xavier à Jana.
Elle palpa son ventre en souriant.
« Ah, tu entends donc mes gargouillis ? »
Pour toute réponse, il éclata de rire. Il lui prit la main et l’entraîna vers le buffet d’une poussée du pied. Des Pèlerins s’écartèrent devant eux, restant à distance respectueuse. Il était difficile de les distinguer des autres passagers car aucun ne portait de robe blanche.
Xavier repéra Valrin qui se tenait devant une baie ouvrant sur l’espace.
« Je te rejoins tout de suite », dit-il à Jana en lâchant sa main.
Il modifia sa trajectoire et flotta jusqu’à son ami. Celui-ci contemplait les traînées réactives d’un remorqueur qui poussait devant lui un morceau de grappe.
« Le grand démantèlement du chantier se poursuit, dit-il sans se retourner. Bientôt, il n’en restera plus rien. »
Curieusement, ces paroles touchèrent Xavier. Ce démantèlement, c’était comme un décor démonté après une représentation théâtrale qui se serait tenue rien que pour eux… Il toussota.
« Les Pèlerins ont renoncé au port de la robe blanche ? »
Valrin cligna des yeux.
« Oui, les révérends ont décidé cela d’un commun accord, pour éviter les heurts avec les autres passagers.
— Les heurts ?
— Deux ans de voyage, c’est très long. Les frictions personnelles sont inévitables. Les révérends ont voulu éliminer au maximum les facteurs aggravants. Les postes-clés sont déjà tenus par des Pèlerins. Le port de la robe pourrait être perçu comme un signe ostentatoire par les non-Pèlerins, c’est pourquoi les révérends ont décidé de l’abandonner. »
Ses yeux n’avaient pas quitté le remorqueur et sa charge. La foule devenait de plus en plus bruyante, et Xavier constata que la fin du compte à rebours approchait. Il se propulsa vers Jana qui écoutait distraitement un ingénieur très animé.
« … Du magnétoplasma tourne depuis une douzaine d’heures dans la chambre de confinement pour la poussée initiale, pontifiait-il d’une voix aiguë. Dans exactement trois minutes, la tuyère magnétique les relâchera avec une vitesse d’éjection de… »
Il se perdait dans ses explications, aussi Jana fut-elle soulagée de voir Xavier. Elle l’attrapa par le bras et l’attira devant le buffet, s’excusant auprès de l’ingénieur qui commençait à bafouiller.
« Tu me sauves la vie », souffla-t-elle à l’oreille de son compagnon.
Les convives s’étaient rassemblés sur le « sol ». Un certain nombre d’entre eux rythmaient le compte à rebours par des applaudissements cadencés.
Lorsqu’il arriva à son terme, Valrin les rejoignit.
« Ça a commencé, murmura-t-il, une poignée de secondes avant que quelqu’un ne s’exclame :
— Ça y est, je sens la poussée ! »
Des applaudissements frénétiques se répercutèrent dans la salle. Quelques-uns lancèrent des couverts ou des gobelets vides dans les airs. Chacun put voir la vitesse des objets décroître à mesure que la pesanteur augmentait…
Puis, d’un même mouvement, les regards se portèrent en direction de la baie d’observation. Le globe gazeux de Moire basculait lentement. Le déplacement était tout juste perceptible, mais il existait.
Un silence chargé d’émotions tomba sur l’assemblée. Le moment était historique, aucun voyage n’avait jamais été destiné à durer aussi longtemps. Pendant deux ans, ils allaient être coupés de tout. Les colonies vivant en conditions extrêmes sur des mondes en cours de terraformation connaissaient parfois un isolement physique plus grand, mais elles pouvaient communiquer avec l’extérieur. Le cordon ombilical de données informatiques du Vasimar allait bientôt s’amincir, cisaillé par le décalage relativiste, puis se rompre au bout d’un mois ou deux. Xavier eut le vertige à cette idée. Il fixa l’écran le plus proche. Un pinceau de plasma d’un jaune évanescent jaillissait de la tuyère, aussi long que le vaisseau lui-même.
La pesanteur atteignit un palier d’une demi-gravité. Quelqu’un annonça qu’il allait en être ainsi pendant douze heures, avant le prochain palier de 0,9 g. Puis, d’ici trois jours, la poussée définitive serait appliquée, à 1,2 g. Xavier regarda autour de lui. La gravité avait donné un sens à la salle : ce n’étaient plus de simples parois mais un sol, des murs et un plafond.
Par jeu, les gens qui se trouvaient les plus près des murs arrachaient les poignées d’impesanteur et les exhibaient comme des trophées. Parmi eux, Xavier repéra une silhouette blonde et menue. Nylie, la jeune femme de la sécurité qui les avait guidés jusqu’à leur grappe la première fois. Lorsqu’elle l’aperçut à son tour, il lui fit signe d’approcher.
« Nylie, dit-il en lui enveloppant chaleureusement la main dans les siennes. J’ignorais que tu étais sur ce vaisseau. »
Elle eut un sourire crispé.
« Eh oui, moi aussi je suis du voyage. En tant que biologiste. Je ne vous l’avais pas dit ?
— Non.
— Je suis désolée.
— Tu n’as pas à l’être, la rassura Jana. Je suis heureuse de voir enfin une tête connue sur ce grand vaisseau. J’espère que nous nous reverrons souvent. »
Nylie baissa les yeux.
« La consigne nous a été transmise d’interagir le moins possible avec vous. Question de sécurité…
— Nous nous chargeons nous-mêmes de notre sécurité, intervint Valrin qui arrivait.
— Bonjour », dit simplement Nylie.
Valrin s’inclina, et les joues de Nylie rosirent imperceptiblement.